LA CANNE
Les époux Sorbier décidèrent qu’on profiterait du dimanche après-midi pour faire un tour de promenade. Par la fenêtre, Mme Sorbier appela ses deux garçons, Victor et Félicien, qui jouaient dans la rue à se jeter des ordures au visage. Ils aimaient les jeux turbulents qui font gémir les mères de famille.
« Venez mettre vos costumes, dit-elle, on va se promener. Il fait un joli soleil de dimanche après-midi. »
Chacun entra dans ses habits du dimanche. Victor et Félicien enfilèrent des coutumes marins avec une répugnance non dissimulée. Ils rêvaient d’avoir des habits d’homme, qu’il leur fallait attendre jusqu’au jour de leur première communion où ils toucheraient également une vraie montre en argent.
Le père mit un faux col dur sur lequel il ajusta un nœud papillon. Au moment de passer son veston, il en examina la manche gauche d’un air sérieux et dit à sa femme :
« Mathilde, qu’est-ce que tu dirais si j’ôtais mon brassard de crêpe ? À Paris, le deuil ne se porte guère.
— Tu feras comme tu voudras, riposta Mathilde d’un ton sec. Il n’y a pas plus de deux mois que mon oncle Emile est mort, mais après tout, il n’était que mon oncle… et tu as bientôt fait d’oublier les gens, toi.
— Tu sais bien, Mathilde, ce que disait ton oncle Emile : “Quand je mourrai, mes chers enfants…”
— Naturellement, tu n’es pas obligé de respecter mes morts, mais tu reconnaîtras que j’ai toujours porté le deuil de tous tes parents. Depuis huit ans que nous sommes mariés, je n’ai presque pas quitté le noir… »
Sorbier hocha la tête d’un air contrarié et ne trouva rien à répondre. Abandonnant son projet, il mit son veston. Toutefois, il ne ressentit pas cette allégresse vertueuse que procure d’habitude le renoncement. Il contempla mélancoliquement son image devant l’armoire à glace et soupira :
« C’est qu’on le remarque bien, tu sais… Ce serait un veston de couleur foncée, encore, je ne dis pas… »
Sorbier n’était pas exagérément coquet. En semaine, il s’accommodait très bien d’user au bureau des vêtements défraîchis, voire rapiécés, mais il pensait avec raison que le dimanche est fait pour s’habiller avec distinction. En effet, comment supporterait-on d’être malmené par son chef de service si l’on ne savait avoir chez soi un complet des dimanches ? C’est une question de dignité humaine. Or, il saute aux yeux qu’un brassard de crêpe compromet l’élégance d’un complet. D’autre part, le deuil est le deuil, il n’y, a pas à aller contre, surtout quand on est marié et père de famille.
★
Cependant Victor et Félicien jouaient à cache-cache sous la table de la salle à manger. On leur avait pourtant dit que ce n’était pas un jeu d’appartement. Il arriva qu’un compotier se brisa sur le parquet. Leur mère accourut au bruit, gifla celui qui était à sa portée et enferma l’un des garçons dans les cabinets, pour les séparer. Ainsi, elle pouvait s’habiller tranquillement, sans crainte d’une catastrophe, puisqu’ils étaient séparés. En regagnant la chambre, elle vit son mari assis dans le fauteuil, qui regardait le plafond avec un demi-sourire de béatitude, en caressant la brosse dure de ses moustaches.
« Qu’est-ce que tu regardes au plafond ? Qu’est-ce que tu peux encore ruminer, avec ton sourire ?
— J’ai envie… Figure-toi, Mathilde, qu’il m’est venu une idée, là, tout de suite. J’ai envie… »
Il murmurait comme dans un rêve. Sa femme le pressa de parler, flairant déjà quelque nouvelle sottise.
« J’ai envie, reprit-il, de prendre la canne de l’oncle Emile… Je n’y avais encore pas pensé à la canne de l’oncle Emile… Tu ne penses pas qu’au lieu de la laisser dans le tiroir de l’armoire à glace, il vaudrait mieux… »
Mathilde pinça les lèvres, et lui, il rougit un peu. Évidemment, il s’était trop pressé de désirer cette canne, alors que la tombe de l’oncle Emile était encore toute fraîche, comme sa femme le lui donna à entendre, la voix rageuse et lesz yeux humides d’indignation :
« À peine deux mois… Un homme qui a travaillé toute sa vie. Il ne s’en était jamais servi, de sa canne !
— Justement…
— Quoi, justement ? Pourquoi dis-tu justement ? Il n’y a pas de bon sens à répondre : justement. Voyons !
— Je dis : justement. Et son visage eut une expression hermétique, comme s’il attachait à sa réponse un sens mystérieux. »
Mathilde somma son mari d’une explication. Il siffla. Elle attacha ses jarretelles en songeant à des représailles. À 2 heures et demie, tout le monde était réuni sur le palier. Il semblait bien que la promenade dût être ce qu’étaient toutes les promenades du dimanche : deux heures d’ennui coupées par une station silencieuse autour d’une canette de bière. Le père dit : « En route, mauvaise troupe. » C’était l’habitude. Sur le point de fermer la porte derrière lui, il se ravisa et dit avec un air de parfaite innocence qui abusa Mathilde :
« J’ai oublié ma montre. Descendez, je vous rejoins en bas dans une minute, le temps d’aller et venir. »
Il courut à l’armoire à glace, ouvrit le tiroir et prit la canne de l’oncle Emile. La poignée en os jauni, figurant la gueule d’un bouledogue, était vissée sur une tige de bois verni, cerclée d’une virole en or. Sorbier n’avait jamais soupçonné que le fait de tenir une canne dans la main droite pût donner à un homme une conscience meilleure de sa dignité. En rejoignant sa famille qui l’attendait devant la maison, il ne se laissa pas entamer par l’apostrophe rageuse de sa femme. Il dit avec la fermeté d’un homme libre et d’un chef de famille décidé à défendre le bénéfice des mâles responsabilités qui lui incombaient naturellement :
« Eh bien ! oui, j’ai pris la canne de ton oncle. Je ne vois pas où est le mal. J’ai trente-sept ans, c’est un âge où un homme qui a des responsabilités peut prétendre à porter une canne. Si tu tiens à ce que celle du vieux reste dans l’armoire, j’en achèterai une, et je te promets que ce ne sera pas de la camelote. »
Mathilde garda un silence contraint, elle craignait un coup de tête. On achète d’abord une canne, on prend le goût de la dépense, on a des maîtresses… Pour la première fois depuis plusieurs années, elle jeta sur son mari un regard d’effroi et d’admiration. Quoiqu’elle lui tînt rigueur de son irrévérence à l’égard du défunt, elle ne put se défendre de remarquer l’aisance boulevardière avec laquelle il maniait la canne. Elle poussa un soupir presque tendre que Sorbier interpréta comme une manifestation de rancune.
« Si tu as mal aux pieds, dit-il, rentre à la maison. Je continuerai avec les enfants ; ils ne s’en plaindront pas…
— Il n’est pas question de mes pieds… mais pourquoi dis-tu que les enfants…
— Tu ne me crois pas capable de promener mes enfants ? Tu veux dire, sans doute, que je suis un mauvais père ? »
Il eut un ricanement orgueilleux et amer. Victor allait quelques pas en avant de la famille, tandis que Félicien donnait la main à sa mère qui la maintenait solidement. Sorbier s’en avisa et déclara sèchement, parce qu’il avait besoin d’affirmer son autorité par une initiative audacieuse :
« Je ne comprends pas qu’on empêche des gamins de s’amuser. Allons, Félicien, lâche la main de ta mère.
— Quand ils sont ensemble, objecta Mathilde, tu sais pourtant bien qu’on n’en est plus maître. On peut être sûr qu’ils déchireront leurs costumes, s’ils ne roulent pas sous une voiture… Quand l’accident arrive, il est trop tard… »
Sorbier ne répondit pas, et portant affectueusement un coup de canne aux mollets de Félicien :
« Allons, dit-il, va-t’en rejoindre ton frère. Ce sera plus gai que d’arpenter les rues dans les jambes de ta mère. »
Félicien lâcha la main de sa mère et alla faire à Victor la surprise d’un coup de pied au derrière. Victor riposta par une claque, un béret roula jusque sur le milieu de la chaussée. Mathilde considérait les conséquences de l’initiative paternelle avec une affectation d’indifférence qui n’allait pas sans ironie. Sorbier se mit à rire et dit avec bonhomie :
« Ils sont impayables, ces deux gamins-là. Ce serait dommage de ne pas les laisser s’amuser à leur aise. »
Toutefois, il reconnut la nécessité de diriger leurs ébats.
« Restez devant moi, à portée de ma canne, et amusez-vous gentiment. Puisque nous sommes partis de bonne heure, je vais vous faire faire une jolie promenade ; ce sera pour vous l’occasion de vous instruire. »
★
La famille parcourut un kilomètre de rues et de boulevards. Le père désignait les monuments avec sa canne et discourait avec une abondance et une bonne humeur qui exaspéraient sa femme.
« C’est plein de monuments historiques par ici. Là-bas, les magasins du Louvre… ici le ministère des Finances… Voilà la statue de Gambetta, celui qui a sauvé l’honneur en 70… rappelez-vous. »
Un peu plus loin, Victor avisa une femme nue debout sur un socle et la montra du doigt.
« Et celle-là, papa ? Qu’est-ce que c’est ? Elle a sauvé l’honneur aussi ? »
Le père eut un mouvement de contrariété. Il convint d’une voix rogue :
« C’est une femme… Allons, ne reste pas planté là. » Et il poussa Victor du bout de sa canne. Il était choqué d’entendre un si jeune garçon l’interroger sur une femme nue. Mais il se ressaisit presque aussitôt, et donnant du coude à sa femme, il fit observer d’un ton où perçait un reproche égrillard, à peine sous-entendu :
« C’est même une femme bigrement bien faite… On voit que c’est un artiste qui y a mis la main. Regarde ! »
Songeant aux imperfections qu’elle dissimulait péniblement dans son corset, Mathilde eut un air de réprobation douloureuse. Sorbier aggrava les choses en faisant entendre un claquement gourmand de la langue.
« Bigrement bien faite ! tu ne vas pas me dire le contraire ? On ne peut pas rêver une femme qui soit mieux faite. »
Mathilde répondit par un murmure confus qui était moins un démenti qu’une protestation pudique. Sorbier se récria, comme s’il eût été accusé de mensonge. Il lui semblait qu’on voulût compromettre, par des propos de mauvaise foi, l’incomparable dignité que venait de lui conférer la canne de l’oncle Emile. Prenant Mathilde par le bras, il la poussa au pied de la statue d’un élan pressé.
« Regarde cette ligne de la hanche, regarde cette courbe du ventre, hein ? Un ventre à peine bombé, juste comme un ventre doit être bombé. Et les seins ? parlons des seins, tiens… As-tu jamais rien vu d’aussi beau ? »
Mathilde en avait les larmes aux yeux. Victor et Félicien suivaient avec beaucoup d’intérêt la démonstration de leur père, et à l’appel des rondeurs qu’il caressait du bout de sa canne, les deux frères réprimaient leur envie de rire, en se bourrant les côtes. Mathilde tenta inutilement plusieurs diversions, exprimant même son inquiétude de voir les enfants détailler cette académie. Sorbier, qui s’exaltait au jeu, ne lui épargna rien, et passant à l’envers de la statue, il eut un véritable rugissement d’enthousiasme :
« De l’autre côté, c’est pareil ! Juste ce qu’il faut pour s’asseoir, pas plus ! »
Sa canne décrivit deux cercles, comme pour isoler l’objet de son admiration. Victor et Félicien, déjà cramoisis par une hilarité contenue à grand-peine, éclatèrent d’un rire gargouillant qui leur sortait par le nez et leur secouait les épaules. Effrayés par cet accès de gaieté qui allait révéler aux parents des instincts dépravés, ils s’éloignèrent en courant. Cela décida le père à abandonner la statue. Mathilde l’avait écouté jusqu’au bout, sans même songer à lui tourner le dos. Elle lui emboîta le pas mécaniquement, dominée par l’image de cette nudité dont le détail l’accablait. Elle se surprit à rougir de sa poitrine dont l’abondance dissimulait à son regard la pointe de ses souliers. Dans un accès de modestie, elle se jugea ridicule, indigne de cet époux qu’elle avait méconnu. Sorbier lui apparut sous un jour nouveau et prestigieux ; il devenait tout d’un coup séduisant comme un démon, nimbé d’une auréole de perversité. Elle sentit naître dans son cœur un sentiment dévotieux, une fringale z d’obéissance et de complète soumission à la volonté capricieuse de son époux. Toutefois, elle se garda de rien laisser paraître de cette révolution sentimentale. La démarche altière et le visage rogue, elle ne se départait pas d’un mutisme prudent, laissant à son mari le soin de tancer les enfants. D’un effort qui lui congestionnait les joues, elle ménageait sa respiration pour effacer son ventre abondant, sans se rendre compte que sa poitrine saillait d’autant. D’ailleurs, Sorbier ne lui prêtait point d’attention. Grisé par la ferveur de son invocation à cette nudité de pierre, il se répétait certaines phrases qu’il jugeait particulièrement heureuses ; en même temps, il se plaisait à évoquer les formes de la statue. À plusieurs reprises, Mathilde l’entendit prononcer d’une voix saccadée : « La cuisse, l’épaule, le ventre, le jarret. » Un moment, elle put croire qu’il méditait une manière originale de composer un pot-au-feu, mais après un silence, il ajouta en éclatant d’un rire nerveux : « Et les seins, nom de nom ! les seins ! » Déjà, il s’avérait que l’émotion artistique de Sorbier n’était plus tout à fait pure. Il y avait dans l’éclat de son regard, dans la chaleur de sa voix, des signes qui avertissaient l’épouse. Elle ne put soutenir davantage son affectation d’indifférence, elle lui dit avec amertume, mais d’une voix basse, sans colère :
« Je ne sais pas si tu cachais ton jeu, mais autrefois tu ne t’es jamais permis de me parler de ces vilaines choses. Depuis que tu tiens la canne de l’oncle Emile, te voilà bien avantageux. Si ce pauvre oncle était encore là, il te dirait ce que sont les devoirs d’un époux et d’un père. Il te dirait qu’il n’est ni honnête ni raisonnable de parler à sa femme des seins d’une créature, même en pierre. Tu devrais savoir, quand ce ne serait que par l’exemple des Corvison, que le dévergondage du mari est la ruine du foyer. Et puis, dis-moi, à quoi bon ? Oui, à quoi bon rêver des seins d’une étrangère ? Mon chéri, souviens-toi des soirs, d’hier soir encore : il n’y avait qu’une poitrine au monde… souviens-toi, tu ne peux pas oublier, c’est impossible. »
Mathilde comprit aussitôt son erreur. Emportée par un mouvement de tendresse jalouse, elle avait eu le tort d’attirer l’attention sur sa poitrine. Non content d’avoir goûté aux plaisirs du libertinage, Sorbier se délecta d’être cruel et désinvolte. Il toisa Mathilde avec un air d’ironie apitoyée, la pointe de sa canne décrivit dans l’espace un renflement d’une ampleur injurieuse. Il eut un hochement de tête qui signifiait : « Mais non, ma pauvre amie, mais non, tu n’es pas du tout dans la ligne. Regarde-toi, compare… »
Cela était si clairement exprimé que la colère empourpra les joues de Mathilde. Elle chercha une revanche :
« Après tout, je m’en fiche. Ce que je t’en dis est plutôt pour les enfants et pour toi-même qui ne te rends peut-être pas compte de ton ridicule ; parce qu’enfin, tu n’es pas de la première fraîcheur et tu n’es pas précisément joli garçon. La concierge me le disait encore hier matin quand je rentrais d’acheter un bandage pour tes varices.
— Naturellement, une vieille saleté qui a essayé deux fois de m’embrasser dans l’escalier ! Mais comme je le lui ai dit : le jourz où il me plaira de tromper ma femme, il ne manque pas de jolies filles à Paris. Avec un peu d’expérience » – et Sorbier eut un sourire entendu – « on n’a que l’embarras de choisir, Dieu merci ! »
Comme il disait, une jolie femme passa et son regard rencontra celui de Sorbier. Par une inspiration soudaine, il donna un coup de chapeau avec son plus galant sourire. Un peu surprise, la jeune femme inclina la tête, esquissant même un sourire. Mathilde sentit qu’elle perdait la tête. Sa main étreignit l’épaule de Sorbier.
« Cette femme. Qui est cette femme ? Je ne l’ai jamais vue ni chez nous, ni ailleurs. Je veux savoir où tu l’as connue. »
Sorbier ne répondit pas tout de suite, comme s’il méditait une défaite. Mathilde insistait, rageuse.
« Je ne sais pas, murmura-t-il d’une voix gênée. Je l’ai connue… autrefois… Je ne me rappelle pas exactement. »
Jouissant de l’affolement qui paraissait au visage de Mathilde, il s’éloigna pour déloger Félicien d’une plate-bande. La famille quitta le jardin des Tuileries et gagna les boulevards par la rue Royale.
Passant devant une pâtisserie, Félicien se plaignit d’avoir faim et Victor prétendit qu’il avait encore plus faim que son frère.
« Maman, j’ai faim. C’est moi qui ai le plus faim… »
Agacée, elle distribua les gifles. Ils se mirent à pleurer et à geindre plus fort. Mathilde elle-même avait les yeux rouges et gonflés. Les passants regardaient avec une curiosité apitoyée cette mère douloureuse qui traînait deux enfants en larmes. Sorbier ne voulait rien voir. Il marchait devant la famille, d’un pas élastique, les joues roses et l’œil attentif, ne se retournant que pour suivre du regard une silhouette de femme. Devant la terrasse d’un café des boulevards, il se laissa rejoindre par la famille.
« Allons prendre quelque chose, dit-il, cette promenade m’a altéré. Et puis, nous verrons du monde, des femmes… »
Mathilde jeta un regard à la terrasse du café. Le luxe des fauteuils de rotin à l’uniforme, les glaces, la belle tenue des garçons et la dignité du majordome lui donnèrent de l’inquiétude. Habituellement, les promenades du dimanche après-midi aboutissaient à quelque café désert puant la sciure de bois et le gros rouge ; un petit bouchon tranquille, comme disait Sorbier avec sympathie, où le patron servait lui-même la canette de bière. Devant cette terrasse du boulevard, Mathilde s’effrayait du prix des consommations et songeait que son mari glissait décidément sur une pente redoutable. Déjà Sorbier la poussait devant lui, d’un geste qu’il voulait aisé. Elle résista.
« Tu sais, dit-elle, c’est un grand café. Nous n’allons jamais dans des cafés comme celui-ci. Tu le sais bien.
— C’est un café comme un autre. On croirait que tu n’as jamais rien vu. Je le connais comme ma poche, ce café-là. » Mathilde eut un sourire humble et murmura timidement : « Si encore nous n’étions que nous deux, je comprendrais… ce serait une fantaisie plus raisonnable. Une autre fois… »
Sorbier s’impatientait ; il lui semblait que la foule des consommateurs s’amusât de l’hésitation de sa femme.
« Puisque tu ne veux pas venir, rentre à la maison avec les enfants. Moi j’ai soif. Tu feras ce qu’il te plaira. »
Sans attendre la décision de Mathilde, il se glissa entre deux rangées de tables, et la famille suivit. Au dernier rang de la terrasse, un couple se leva, abandonnant une table dont Sorbier prit possession. Il commanda un apéritif pour lui et de la bière pour les enfants. Mathilde ne voulut rien prendre, prétextant un mal de tête. Les époux, enfoncés dans leurs fauteuils de rotin, gardaient un silence gêné. Sorbier lui-même paraissait mal à l’aise, inquiet de l’impression que cette foule oisive pouvait avoir de sa famille. À plusieurs reprises, il lui sembla que le garçon le considérait sévèrement. Il dit à Mathilde :
« Voyons, prends quelque chose. De quoi as-tu l’air ! On ne vient pas au café pour ne rien boire, c’est ridicule. »
Elle finit par se laisser convaincre et demanda un bock. Sorbier en eut un grand soulagement et sentit revenir sa belle humeur ; il se souvint qu’il avait une canne et en examina la poignée avec une attention affectueuse.
« On a beau dire, mais une canne, ça finit d’habiller un homme. Je ne comprends pas comment je pouvais m’en passer. »
Il s’était adressé à Mathilde d’une voix aimable. Elle consentit, dans un élan de reconnaissance et d’amour :
« C’est vrai. Je n’avais jamais pensé qu’une canne t’allait aussi bien. Je suis contente que tu aies songé à la prendre. » Dans cet instant, une femme pénétra sur la terrasse. Sa toilette, son maquillage et le coup d’œil dont elle évaluait les hommes indiquaient assez sa profession. Elle hésita entre plusieurs allées de fauteuils et, apercevant une table disponible à quelques pas de la famille Sorbier, vint y prendre place. Depuis qu’elle était entrée, Sorbier la suivait des yeux avec intérêt. Lorsqu’elle se fut assise, il n’eut aucun mal à accrocher son regard. Il y eut des sourires échangés et même des clins d’yeux. La créature se prêtait au jeu avec complaisance. La liberté avec laquelle Sorbier la regardait l’incitait sans doute à croire que Mathilde n’était pas sa femme. Penché sur son apéritif pour la mieux voir, Sorbier n’en finissait pas de sourire et de décocher des œillades. Mathilde ne pouvait pas ignorer le manège, mais la gorge serrée par la colère et la confusion, et n’osant pas affronter le ridicule d’une scène conjugale au milieu de cette foule, elle demeurait silencieuse. Pourtant, lorsque Victor et Félicien, curieux de connaître la destination des sourires du père, se retournèrent vers l’intruse, elle fit entendre une protestation rageuse.
« C’est révoltant. Se conduire ainsi devant ses enfants ! Une dévergondée qui n’a peut-être pas seulement un sou de côté ! »
La foule des buveurs était si dense sur la terrasse que les garçons suffisaient à peine à la besogne. La créature essayait vainement d’attirer l’attention du majordome pour se faire servir. Sorbier manifestait, par des signes de tête, son indignation de voir avec quel sans-gêne le personnel en usait à l’égard d’une jolie femme. À la fin, il n’y tint plus et prononça en calculant la portée de sa voix, tandis que Mathilde le pressait du genou, pour l’inviter au silence :
« Il n’y a pas moyen de se faire servir. Ma parole, ce café-là devient une boîte ! Quand je pense à ce qu’il a été ! » La belle personne eut un long sourire de gratitude qui le combla d’aise. Pour justifier aux yeux de sa femme l’intervention qu’il méditait, Sorbier ajouta, impressionné lui-même par un dandysme qui épouvantait Mathilde :
« Voilà un quart d’heure que j’attends le garçon pour commander un cocktail ! »
Ce mot de cocktail avec le cortège de turpitudes, de femmes nues et de bouteilles cachetées qu’il évoquait pour elle, acheva d’accabler Mathilde. Elle eut la vision précise de son mari dissipant les économies du ménage en taxis, en gibus et en dîners fins, tandis qu’elle allait engager son dernier bijou au mont-de-piété pour nourrir ses enfants affamés.
« Garçon, on vous appelle par ici ! C’est incroyable qu’on ne puisse pas avoir un garçon ! »
La voix de Sorbier se perdit dans le bourdonnement des conversations. La jeune femme eut un hochement de tête reconnaissant et rageur. Emporté par un mouvement de galante impatience, Sorbier saisit sa canne par le milieu pour cogner sur la table avec l’extrémité. Il la leva au-dessus de son épaule, d’un geste vif et généreux…
Derrière lui, un panneau de glace vola en éclats, fracassé par le bouledogue de l’oncle Emile. Ecarlate, Sorbier se dressa hors de son fauteuil. Autour de lui, il y eut un tumulte de rires, de commentaires, de protestations. Un voisin se plaignait aigrement que des éclats de verre fussent tombés dans son apéritif. Les gens s’amusaient de la consternation du coupable qui tenait sa canne à deux mains comme s’il eût présenté les armes.
★
Mathilde, que le désespoir tassait tout à l’heure, reprenait goût à la vie. La frayeur de Sorbier, son air d’ahurissement la ressuscitaient ; son buste affaissé reprenait de la majesté. À demi dressée, elle jeta dans l’oreille de son mari, avec un ricanement cruel, sans souci de l’hilarité que provoquait son intervention parmi les témoins du drame :
« Cinq cents francs ! Voilà ce que nous coûtent tes imbécillités ! Pour une sale femme qui n’en avait qu’à ton argent ! »
Le gérant de l’établissement accourut sur les lieux du sinistre. Un garçon alla chercher un agent. Sorbier déclina ses noms et qualités, produisit des pièces d’identité. Vieilli, les épaules effacées, il répétait en bredouillant :
« Monsieur l’agent, je ne l’ai pas fait exprès… c’est la canne de l’oncle Emile… je voulais appeler le garçon avec ma canne… »
Mathilde suivait le débat avec une joie hargneuse, l’accablant de sarcasmes. D’une voix déjà résignée, Sorbier lui dit timidement :
« Voyons, Mathilde, tout à l’heure ! » L’agent eut pitié de sa détresse et abrégea les formalités. De son côté, le gérant lui témoigna quelque compassion, affirmant que les dégâts n’étaient pas considérables et qu’il pourrait s’entendre facilement avec la compagnie d’assurances. Dévoré d’inquiétudes, Sorbier reprit sa place à côté de Mathilde, qui lui demanda :
« Tu n’as pas envie de prendre un cocktail pour te remettre ? Tu dois avoir besoin de prendre quelque chose… »
Il avait un visage si tourmenté, si humble, qu’elle se sentait maîtresse de lui infliger les pires tortures. Elle insista : « Pendant que tu es dans les frais, tu peux bien en profiter pour commander un cocktail ! Tu m’en feras goûter… »
Sorbier eut un soupir douloureux ; son regard chercha celui de la jeune femme qui l’avait précipité dans cette funeste aventure, pour y trouver le réconfort d’une affectueuse compassion. Mais la créature, comprenant que l’accident avait rompu le charme, détournait la tête et souriait à un vieillard frileux qui la dévorait du regard.
« Regarde-la, ta gourgandine, dit Mathilde. Elle en a trouvé un qui marche avec deux cannes ! »
Victor et Félicien, avec une cruauté qui n’était pas tout à fait inconsciente, s’amusaient à reconstituer l’accident. La mère prenait plaisir à leur jeu et leur indiquait parfois un détail piquant dans l’exécution. Sorbier appelait le garçon d’une voix morne pour régler les consommations. Lorsqu’il put enfin quitter la table, Mathilde, attardée paresseusement dans son fauteuil, le rappela et lui dit avec une insupportable douceur :
« Tu oublies ta canne, mon chéri. »
Il revint sur ses pas, saisit sa canne d’un geste gauche et suivit sa femme qui poussait les enfants entre deux rangées de buveurs. Sa canne le gênait ; en tournant autour d’une table, il faucha un verre vide que le garçon rattrapa heureusement au vol. Mathilde ricana par-dessus son épaule :
« Décidément, tu parais en train ce soir. Tu ne vois plus rien à casser, non ? »
Sorbier songea qu’il aurait plaisir à casser sa canne sur l’échiné de l’épouse, mais ce fut une pensée fugitive qu’il n’eut pas le courage d’exprimer. En quittant la terrasse, il eut encore l’amertume de voir la gourgandine se lever pour prendre place à la table du vieillard. Mathilde, à qui rien n’échappait, souligna le comique de la situation ; mais le désir de revanche qui bouillonnait en son cœur lui fit abandonner le ton de l’ironie. Elle planta son regard dans celui de son mari et attaqua de cette voix rogue qui était familière aux oreilles de Sorbier :
« Vas-tu me dire enfin pourquoi tu t’es permis de prendre cette canne ? Une canne qui ne t’appartient même pas ? »
Sorbier eut un geste vague. Il ne savait pas… Mathilde l’aurait giflé.
« Quand on prend une canne, on a une raison. J’exige que tu me dises pourquoi tu as pris la canne de l’oncle Emile. » Elle s’était arrêtée et le retenait par son veston. Sorbier comprit qu’elle ne lui accorderait point de repos qu’il n’eût donné une explication. Avec probité, il s’appliqua à explorer les replis les plus secrets de son âme et, ne découvrant rien, se laissa aller à une inspiration poétique, dans l’espoir de charmer la colère de l’épouse.
« Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Le soleil… oui, c’est ça, le soleil… tu comprends, quand j’ai vu qu’il faisait si beau, je me suis senti comme des idées de printemps… On ne sait pas pourquoi il vous vient des idées de printemps… »
Mathilde simula un accès d’hilarité tandis qu’il répétait d’une voix plaintive :
« Bien sûr, des idées de printemps… Si tu pouvais comprendre… »
Elle le poussa pour le remettre en marche, comme s’il n’était plus qu’une mécanique, et dit entre ses dents :
« Attends, mon garçon, je vais t’en donner des idées de printemps. Si tu crois que j’ai oublié ta conduite de tout à l’heure… »
★
Victor et Félicien avaient profité de l’interrogatoire pour s’accorder un peu de liberté. Il fallut presser le pas pour les rattraper dans la foule des flâneurs. Mathilde dit à l’un des garçons :
« Viens donner la main à ton père et fais bien attention qu’il ne te lâche pas. »
Docilement, Sorbier prit la main de son fils et allongea le pas. Mathilde le rappela, d’une voix d’adjudant :
« Donne-lui ta main droite, il a mal au poignet… Eh bien ! tu ne comprends pas ? Tu ne vas pas faire des embarras avec ta canne, j’espère. Tu n’as qu’à la tenir de la main gauche. Tu n’en paraîtras pas plus ridicule, va. »
Sorbier fit passer sa canne du côté gauche et son fils du côté droit. La canne le gênait de plus en plus, il la tint serrée sous son bras et Mathilde s’égaya de son allure craintive. Comme il se disposait à prendre une rue sur sa droite, elle ordonna d’une voix paisible qui lui donna de l’inquiétude :
« Non, tout droit. Continue. J’ai décidé de prendre un autre chemin.
— Il commence à être tard… sais-tu qu’il est déjà près de 5 heures ?
— Tout à l’heure, tu n’étais pas si pressé. Moi, j’ai encore envie de me promener. Nous allons refaire la rue Royale en sens inverse et nous prendrons par les Tuileries. À cette saison, il n’y a pas de plus jolie promenade. »
Depuis le départ du café, elle méditait sa vengeance : faire passer son mari humilié, vaincu, par les mêmes chemins qu’il arpentait tout à l’heure avec arrogance.
Sorbier allait d’un pas traînant, la tête basse, les épaules voûtées. Il ne songeait plus à regarder les femmes. Il était un pauvre homme qui aspirait à ses pantoufles et à son journal. Mathilde était sur ses talons, s’ingéniant à faire surgir des comparaisons entre la modestie de son attitude et cette fière assurance qu’il avait montrée à l’aller.
« As-tu vu cette jolie fille qui vient de passer ? retourne-toi… Tout à l’heure, tu avais l’œil plus vif… »
Dans le jardin des Tuileries, on rendit la liberté à Victor et à Félicien, mais Sorbier n’en profita point pour prendre sa canne dans sa main droite. Il essayait de l’oublier. Mathilde avait gardé un souvenir exact des lieux où l’époux avait affirmé son indépendance et son humeur libertine. Elle lui rappelait ses propos, avec de féroces commentaires. En arrivant à la statue de la femme nue, elle eut un frémissement altier de la poitrine et dit en la toisant :
« Eh bien ! la voilà, ta planche à pain ! Tu étais si emballé tout à l’heure… Tu ne dis plus rien, à présent ? »
Sorbier considérait la statue d’un regard mélancolique où Mathilde crut surprendre une nuance de regret. Elle prit la canne de l’oncle Emile, en promena l’extrémité sur les contours de pierre qu’elle se mit à détailler avec malveillance.
« Voyez-moi ça, comme c’est efflanqué… les épaules d’une bouteille, un ventre d’affamée ! Il faudrait mettre deux paires de lunettes pour lui voir les estomacs… »
Sorbier, le regard vague, paraissait absorbé dans un rêve mélancolique. Mathilde fronça les sourcils, posa la canne sur le socle de la statue et, croisant haut les bras, lui dit rudement :
« Alors ? »
Sorbier leva sur sa femme un regard de bête traquée. Il hésita un moment, puis il eut dans la gorge un petit rire de lâcheté et murmura :
« Bien sûr, elle fait trop jeune fille… Une belle femme doit être un peu forte… »
Cette opinion flatteuse qu’elle venait de lui extorquer fit monter aux joues de Mathilde une chaleur d’orgueil. Elle passa son bras sous celui de l’époux, d’un geste lent et saccadé, comme pour une reprise de possession définitive, et engagea la famille sur le chemin du retour. Viélor et Félicien s’étaient emparés de la canne posée sur le socle. Ils la tenaient chacun par un bout et couraient devant leurs parents. Le père les regardait avec soulagement, heureux d’être délivré d’un fardeau qui lui paraissait maintenant insupportable. Soupçonnant quelque chose de cette détente, Mme Sorbier dit aux garçons :
« Rendez la canne à votre père. Ce n’est pas un jeu pour des enfants ! »
Et, s’adressant à son mari :
« Puisque tu l’as sortie de l’armoire, à partir de maintenant, tu la prendras tous les dimanches. »